Entretien avec Alexander Hacke et Danielle de Picciotto d’Hackedepicciotto

samedi/19/09/2020
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Depuis 1981, le berlinois Alexander Hacke est une des têtes-pensantes des avant-gardistes Einstürzende Neubauten, soit le plus influent des groupes bruitistes au monde. Il a accolé son patronyme réputé à celui de sa compagne, Danielle de Picciotto, afin de former à deux le projet Hackedepicciotto. Ceux-ci nous ont accordé un entretien exclusif, empreint de réflexion, de poésie et de surprises, dans lequel l’avenue Unter den Linden côtoie Heinrich Heine et Jacques Dutronc, ainsi que le groupe de black metal français Blut aus Nord…

 

Art’N’Roll : Avant de commencer cet entretien, (NDA : réalisé début avril 2020), je ne peux m’empêcher de vous demander si vous êtes en sécurité ? Et à ce propos, où êtes-vous présentement ? Je sais que vous n’avez pas vraiment de domicile fixe, vous vous définissez vous-mêmes comme des « nomades »…

Hackedepicciotto : Nous sommes bloqués à Berlin depuis le début du Covid en mars, et toutes nos dates ont bien sûr été annulées. A l’initial, nous devions être en tournée toute l’année durant.

ANR : Ma première question sera basique, mais fondamentale : pouvez-vous s’il vous plait présenter Hackedepicciotto à nos lecteurs ?

H : Hackedepicciotto c’est Alexander Hacke, le bassiste d’Einstürzende Neubauten, ainsi que l’artiste interdisciplinaire Danielle de Picciotto, ancienne chanteuse de Space Cowboys et co-initiatrice de la Love Parade de Berlin. Nous travaillons ensemble depuis l’année 2001. Nous avons à l’origine réalisé un paquet de performances audiovisuelles, puis commencé à publier des albums en 2010.

ANR : Alexander, depuis toujours, ou plus précisément depuis le début des années 1980, ta musique est pour le moins difficilement définissable, et encore moins compartimentable… Cette fois, tu définis ce projet Hackedepicciotto comme de la musique « Cinématique et drone »… Pourrais-tu, s’il te plait, nous en dire plus ?

H : Nos compositions sont purement instrumentales la plupart du temps, et relativement « droney »… Danielle joue du hurdy gurdy, de l’autoharpe ainsi que du violon, en plus de la basse, des percussions et des instruments électroniques. Je fais des vocalises gutturales. Nous maîtrisons néanmoins le chant mélodique et harmonique car notre musique est assez dramatique, empreinte d’urgence et de rythme. Nous réalisons souvent des musiques de films, du coup nous avons été catalogués « Cinématique drone ».

ANR : Et si votre musique était un film, il appartiendrait à quel genre ?

H : Une histoire d’amour dystopique et apocalyptique.

ANR : Hackedepicciotto a publié le 31 janvier dernier « The Current », ce qui porterait à sept le nombre de ses enregistrements officiels. Ce qui frappe en premier lieu, est la totale homogénéité du son, les instruments utilisés se fondent dans une masse, créant une ambiance… Il est donc peu aisé de les distinguer… On entendrait de la vielle sur « Onwards », ainsi qu’un violon sur la piste « The Current »… Il y a également du Morse et du Tam-Tam sur « Third from the Sun »… Pourriez-vous s’il vous plait nous les lister, surtout les instruments organiques ?

H : Sur cet album Danielle joue de son hurdy gurdy, de son autoharpe et violon, d’une petite trompette turque (sur « Third from the Sun ») ainsi que d’un glockenspiel. Alexander joue de la basse, des percussions, de la batterie et a programmé les structures rythmiques. Nous avons conjointement ajouté des sons électroniques.

ANR : Les paroles, ou plus précisément les propos déclamés par Danielle, sont en arrière-plan relatif… Les intitulés des morceaux sont courts (« Defiance », « Petty Silver », « The Banishing », « Upon Departure », etc…)… Les propos qui ouvrent « Metal Hell » évoquent la Guerre d’Espagne… Quel serait le thème global de « The Current » ?

H : Le thème est contenu dans le titre « The Current » (NDA : le courant), qui est un mot fascinant et polysémique : le courant électrique, le cours de l’eau, les nouvelles du jour (NDA : « current news ») ou le cours des évènements… L’ensemble de ces significations constituent en fait la thématique de notre disque. Nous l’avons composé durant l’été 2019, ne sachant bien entendu aucunement ce que 2020 allait nous réserver, mais nous avons pleinement réalisé depuis que nous traversons une époque éprouvante, faite de défis, et nous essayons de penser à des choses susceptibles de nous conférer la force propice à les affronter. Les réponses auxquelles nous sommes parvenus sont finalement cachées au sein de notre musique.

ANR : Qu’évoque « Loreley » ? C’est un morceau à l’atmosphère très classique, narré par Danielle en allemand… Il est relativement « Traurig » (NDA : « triste ») !

H : Il s’agit d’un poème écrit par Heinrich Heine en 1824, il décrit une belle sirène qui, assise sur une falaise au-dessus du Rhin, et brossant sa chevelure d’or, perturbe sans le vouloir les marins de par sa beauté et de par son chant, les faisant perdre toute attention et percuter des rochers. C’est également symbolique d’une société qui se noie dans sa propre vanité.

ANR : Vous aimez enchaîner les contrastes sonores. Le sombre et le lumineux coexistent souvent. C’est très clair, par exemple, à la fin de « Metal Hell », où l’on passe subitement d’une atmosphère angoissante à quelque chose de plus aérien, rassurant… Me trompe-je ?

H : Chaque morceau de cet album raconte une histoire. « Metal Hell » commence par un poème que Danielle a écrit à propos de la beauté de notre monde. Cette beauté a été interrompue par « Metal Hell », qui est l’industrie, notamment militaire, telle que crée par l’humanité. Lorsque ces bruits métalliques se dissipent, l’on peut à nouveau entendre la beauté de la nature, laquelle n’a jamais cessé d’être. A travers l’univers.

ANR : Quel est ce dialogue en anglais, « The Pool », qui clôt votre album? De quoi parle-t-il ?

H : Nous avons enregistré ce disque dans la ville de Blackpool, dans le nord de l’Angleterre, en face de la mer d’Irlande. Nous nous sommes délibérément rendus là-bas afin de capter l’atmosphère d’une agglomération n’ayant pas été gentrifiée, qui a été oubliée de la mondialisation néo-libérale. Ce fût une expérience très intéressante qui a baigné cet album. Lorsque nous l’avons enregistré, le Brexit était alors sur toutes les lèvres, nous avons donc demandé à un couple de brits ce qu’ils en pensaient, ce qu’il en a résulté était que l’argent est tout bonnement la cause du mal, et que l’amitié et la bienveillance en sont les remèdes. C’est cela le dialogue.

ANR : Dans quelle proportion l’humour aurait-il sa place dans la musique de Hackedepicciotto ?

H : Il est présent en de multiples formes. Nous pensons que l’humour est le plus fort de tous les pouvoirs magiques.

ANR : Je me doute que la notoriété n’est pas le critère principal de distinction pour vous… Mais votre musique est appréciée par beaucoup, notamment parmi les afficionados de l’avant-garde… Quel serait selon vous votre fan le plus connu ?

H : Nous remercions chaque personne qui comprend et apprécie notre musique. Nous n’établissons aucune distinction entre eux.

ANR : Du Krautrock, puis de Bowie à vous, en passant par les « Dilettantes géniaux » (NDA : « Genialer Dilletanten », un rassemblement artistique et musical ayant eu lieu en 1981 à Berlin-Ouest, désignant par la suite un mouvement underground et anarchiste berlinois), l’ambient nous ramène toujours à Berlin, y compris de nos jours… Je serais heureux d’avoir une explication sur ce point, de la part d’un protagoniste historique…

H : De tout temps Berlin a attiré les artistes. Ne serait-ce qu’en 1573, lorsque l’avenue Unter den Linden a été tracée avec ses arbres majestueux (NDA : Unter den Linden = Sous les tilleuls), ce qui a donné envie à des peintres de s’y rendre afin de coucher sa beauté sur la toile. Chaque ville possède un caractère, à l’image de tout être humain, et Berlin a toujours été excentrique.

ANR : En France, et depuis les années 1960, nous avons nous-aussi notre avant-garde sonique : je pense à Pierre Boulez, Léo Férré, Pierre Henry, Brigitte Fontaine, Jean-Claude Vannier, KaS Product et autres… Vous sentez-vous une affinité avec un ou plusieurs artistes ou groupes de chez nous ?

H : Nous apprécions tout particulièrement les compositeurs français des années soixante. Ils ont influencé notre musique « droney », notamment Olivier Messian. Alexander est également un grand amateur du groupe expérimental Metal Hurlant. Danielle écoute Françoise Hardy depuis son enfance, et nous apprécions bien entendu Jacques Dutronc et Serge Gainsbourg.

ANR : Et de façon plus globale, quels artistes auraient une parenté avec Hackedepicciotto ?

H : LaMonte Young, Tony Conrad, Ennio Morricone, Slayer, Laurie Anderson, Earth, Arvo Pärt.

ANR : Cette année, un musicien classé « metal », a publié un album de musique atmosphérique : Niklas Sundin, l’ex-guitariste du groupe suédois Dark Tranquility (NDA : « s/t » avec son projet Mitochondrial Sun), en avez-vous entendu parler ?

H : Nous avons loupé ce coche là, mais Alexander aime réellement un projet de metal français, Blut Aus Nord.

ANR : Mon ultime question sera : pour des raisons évidentes, vous avez été contraints de reporter à plus tard vos concerts des mois d’avril et de mai 2020. L’un d’entre eux était programmé à l’Espace B dans le dix-neuvième arrondissement de Paris : connaissez-vous cet endroit ?

H : Oui ! Nous aimons Paris. Danielle possède d’ailleurs de la famille à Paris, et son père est enterré dans leur caveau familial dans un cimetière du nord de la ville au sein duquel nous nous rendons systématiquement lorsque nous y sommes de passage. Nos amis français ainsi que nos fans sont dans nos cœurs. Nous sommes en attente de pouvoir revenir jouer à l’Espace B et nous sommes très très déçus par cette annulation. Nous espérons sincèrement pouvoir revenir nous produire chez vous.

ANR : Merci, chers amis… Bis Bald dans le dix-neuvième arrondissement de Paris !

 

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